Visions cauchemardesques d'un monde mort-né pour le groupe de doom funeral japonais...
In Famous Carousel est un festival consacré aux musiciens performers de tous pays qui tentent de redonner de l'importance au moment présent. A l'heure où les systèmes de communication permettent d'étendre l'information de manière absolue dans le temps et l'espace, les artistes invités proposent de mettre en valeur l'instant présent de la performance par l'improvisation ou le retour au folklore, à l'archaïsme et au néant. Corrupted, le groupe de sludge doom funeral japonais, s'oppose à la valeur médiatique donnée au corps. Il tente de rétablir les liens unissant les humains entre eux dans la vie et la mort, dans toute leur simplicité, et loin des rapports de force entre corporalité, argent et consommation.
Les Japonais de Corrupted sont considérés comme de véritables dieux dans le domaine du sludge doom, cette catégorie du metal extrême où riffs de guitare terriblement pesants viennent soutenir une voix sépulcrale et gargouillante. Mais Corrupted a cette particularité d'incorporer des sonorités folkloriques à leur musique, qui se fait par moments extraordinairement douce et contemplative, brisant par là les préjugés accablants donnés sur le genre. Pour leur première date en France, les membres du groupe se trouvent accompagnés du photographe et vidéaste Kiyotaka Tsurisaki, fasciné par la mort, toujours à l'affût des conséquences d'accidents ou de tragédies à fixer sur pellicule. C'est dire si la prestation de Corrupted allait se retrouver intensifiée par l'univers visuel de l'artiste.
Le 17 octobre, Corrupted se trouve au Point Ephémère de Paris avec deux autres groupes, Jeeck Sheck et La Chatte. Les hostilités commencent avec Jeek Sheck, formation américaine ambient et noise, à la rythmique martiale et au chant éthéré. Les membres du groupe, portant masques et costumes minimalistes, nous content l'épopée d'êtres sur une planète imaginaire anéantie par un ouragan de sable, et dont les traces survivent à travers déhanchements et cérémonies païennes. Bien que légèrement répétitive, la musique du groupe dessert à merveille leur univers bricolé mais enchanteur. Une très bonne surprise. La deuxième formation à monter sur scène, La Chatte, est parisienne. Sur des nappes électro pop minimalistes, les paroles du groupe sont un plaidoyer pour le respect de la différence et l'amour de la décadence. Les cris stridents de la chanteuse, traités au delay et qui se répercutent à l'extrême, ont toutefois vite fait d'agacer. La musique du groupe n'est pas mauvaise, mais souffre d'un sérieux manque de diversité.
Après ces deux prestations, le dernier groupe tant attendu, Corrupted, arrive sur scène. La salle, jusque-là bien en-deça de sa capacité d'accueil, est maintenant remplie à bloc. Les musiciens s'installent et déballent leur matériel tandis que Tsurisaki connecte son ordinateur sur lequel se trouvent les images à projeter. Hevi, le chanteur, apparaît passablement éméché et marche d'une manière peu assurée. Les litrons de bière posés en coulisse doivent sûrement pouvoir favoriser l'extraversion et la libération du démon humain dont ils vont faire la condamnation. Je pense. Les réglages faits, Hevi et Chew Hasegawa, le batteur, retournent en coulisses (pas de mauvaises pensées sur leur probable soif) tandis que les éclairages s'éteignent et plongent la scène dans l'obscurité. La seule source de lumière proviendra uniquement de l'écran situé derrière eux, sur lequel défileront les images vidéo des reportages Orozco the Embalmer, sur la vie d'un embaumeur dans une petite ville colombienne, et Junk Films, regard brut porté sur des accidents et incidents meurtriers dans plusieurs villes du monde.
Corrupted a ce soir choisi de nous interpréter El Mundo Frio, l'unique morceau de 1h10 tiré de l'album du même nom sorti en 2005. Un somptueux titre progressif où de longues plages instrumentales contemplatives se mêlent à de foudroyants accès de violence où la rage trouve ses voies d'expression de manière la plus extatique qui soit. Les guitares commencent à tisser lentement de longues et magnifiques draperies sonores où les notes maintenues s'enchevêtrent en cascade, tandis que de timides accords cristallins maintiennent la structure de leurs agréables et doux aiguillons. Nous sommes littéralement bercés par cette bienveillante chaleur et on s'y abandonne complètement pendant de longues minutes. Chew Hasegawa fait son apparition et s'installe lentement derrière son instrument. La rythmique qu'il délivre est toute aussi retenue et vient soutenir à merveille ces nappes de guitare qui nous entourent et nous enveloppent de manière protectrice. Au bout d'une vingtaine de minutes, Hevi arrive à son tour discrètement et se place face à l'écran traversé par des images de cadavres rencontrés dans des ruelles d'Amérique du Sud, complètement porté par la musique. Son corps se balance doucement au rythme relâché de la batterie, puis il s'empare du micro et nous fait lentement part de ses récits emplis de visions apocalyptiques sur l'inévitable disparition à venir de l'espèce humaine, sur son insatiable soif de puissance et les guerres qui en ont découlé, sur son incapacité à comprendre les erreurs passées et sur la façon dont elle réitère encore et toujours les démonstrations de haine et d'irrespect total sur lesquels nous tissons pourtant nos sociétés et grâce auxquels nous amassons les richesses destinées à les faire fructifier.
Puis sans crier gare, la musique s'emporte soudainement et délivre une incommensurable rage à travers de lents riffs de guitare extrêmement lourds et entêtants. Hevi se jette à terre avant de s'y rouler et de se retrouver pris de violents spasmes, puis il se relève et s'empare du pied de son micro qu'il projette contre le sol et fracasse à de maintes reprises. Un démon (pourtant malheureusement trop bien humain) s'est emparé de lui et il agit comme un véritable possédé. Il monte sur les enceintes devant lui, les traverse pour se retrouver nez à nez avec son public, ne sait manifestement plus où il va, où il est censé aller. Le chaos total. Le désordre régnant alors est difficile à décrire. Il retourne prendre son micro d'un pas complètement hystérique et se met à hurler d'une voix douloureusement grave, cherchée au plus profond de la noirceur de son âme et qu'il expulse comme pour tenter de se retrouver exorcisé. Puis la violence se dissipe, le son des guitares baisse en intensité, et le calme revient. La douceur qui fait de nouveau suite essaie de nous faire oublier les accès de terreur et de rage mêlés qui viennent de se dérouler sous nos yeux.
L'homme reconnaît difficilement la cruauté dont il fait preuve pour parvenir à ses fins, et c'est ainsi qu'il tente simplement de l'oublier plutôt que de pardonner. Corrupted illustre ce fait. La frénésie laisse la place à la douceur de l'oubli, comme si elle n'avait jamais existé, ou plutôt comme si nous désirions de manière hypocrite qu'elle n'ait jamais existée. Mais elle reste latente sous le masque de la plénitude, prête à bondir et à nous dévorer à la moindre occasion. Et fatalement, c'est ce qui se passe une seconde fois, Hevi se retrouve à nouveau corrompu et s'abandonne à cette violence qu'il est de plus en plus difficile de contenir. La musique délivre un dernier maëlstrom de rage et détruit tout sentiment de chaleur et de sécurité qu'elle s'efforçait pourtant de maintenir encore quelques minutes auparavant. Puis elle se tait comme elle avait commencé, sur de longues plages calmes, mais que nous savons maintenant simples artifices dans leur tentative de dissimuler le véritable visage de l'humanité. C'est sous le tonnerre d'applaudissements de spectateurs encore sous le choc que Hevi nous remercie chaleureusement pour tout le soutien que nous témoignons au groupe, puis il quitte la scène accompagné de ses musiciens et de Tsurisaki. Le spectacle était si intense que je me surprends à essuyer quelques larmes au coin des yeux (oui et alors ?!).
Il est impossible que je termine ce live report sans parler des vidéos projetées par Tsurisaki, qui bien que très crues, délivrent également un message sur lequel je ne peux faire l'impasse, tant il s'accorde à merveille avec l'univers de Corrupted. Les images de ces corps sauvagement privés de leur vie, filmés avec l'humilité la plus sincère, portent un regard sans concession sur les différences culturelles entre pays pauvres où la véritable violence urbaine est devenue si courante qu'elle en est banalisée, et nos sociétés policées où nous faisons état de la vie et de la mort comme d'un simple spectacle à sensations. Ces corps mutilés d'Amérique du Sud, autour desquels policiers et légistes travaillent sans même établir de périmètres de sécurité, et où les enfants continuent de jouer comme si rien n'était, tranchent radicalement avec les images de meurtres et de génocides, simulés ou non, dont nous nous abreuvons quotidiennement à travers les médias. Sans le moindre scrupule, de l'argent circule sur le corps de milliers de gens ou sur leur représentation symbolique et fictive, pour venir divertir le citoyen des grandes villes et lui donner son lot de sensations fortes, tout cela au nom de "l'information" ou du "divertissement".
Plus que ces corps ensanglantés, les images les plus fortes filmées par Tsurisaki sont ce simple drapeau japonais flottant au vent, le cercle rouge sur fond blanc, qui rappelons-le doit toujours faire l'objet de l'admiration la plus dévouée, et ce dès l'école primaire au Japon, malgré tout ce qu'il peut encore évoquer, comme la question des massacres perpétués en Asie non reconnus. Nul besoin d'aller plus loin dans l'interprétation politique, la rage véhiculée par Corrupted, et admirablement soutenue par Tsurisaki, se doit de faire prendre conscience des enjeux de l'Histoire dans la fondation de l'avenir. Le passé ne se perpétue pas fatalement dans le futur. Il s'agit pour l'homme d'en localiser les racines pourries à l'aide d'un travail de mémoire honnête et de reconnecter les bonnes ramifications entre elles afin de faire prospérer les nouvelles tiges à venir. Gageons que ce n'est pas gagné d'avance, mais la prise de conscience en est la première étape.
Ce qui fait l'énorme force de Corrupted est sa musique, le message qu'elle véhicule, et l'incroyable vitalité de ses musiciens sur scène. Assurément l'un des plus beaux spectacles qu'il m'ait été donné de vivre, intense et bouleversant. Le groupe ne se fait que bien trop rare en France pour que vous manquiez leur prochaine visite. Et vous verrez alors qu'après avoir vécu un pareil instant, nous ne pouvons que mourir en paix. En attendant que Tsurisaki vienne nous photographier.